Quatrième de couverture : Déporté à Buchenwald, Jorge Semprun est libéré par les troupes de Patton, le 11 avril 1945.
L'étudiant du lycée Henri-IV, le lauréat du concours général de philosophie, le jeune poète qui connaît déjà tous les intellectuels parisiens découvre à Buchenwald ce qui n'est pas donné à ceux qui n'ont pas connu les camps : vivre sa mort. Un temps, il va croire qu'on peu exorciser la mort par l'écriture. Mais écrire renvoie à la mort. Pour s'arracher à ce cercle vicieux, il sera aidé par une femme, bien sûr, et peut-être par un objet très prosaïque : le parapluie de Bakounine, conservé à Locarno. Dans ce tourbillon de la mémoire, mille scènes, mille histoires rendent ce livre sur la mort extrêmement vivant.
Semprun aurait pu se contenter d'écrire des souvenirs, ou un document. Mais il a composé une œuvre d'art, où l'on n'oublie jamais que Weimar, la petite ville de Goethe, n'est qu'à quelques pas de Buchenwald.
Mon avis :
Un livre que j'ai prévu de lire depuis la terminale (ma prof de philo nous en avait parlé) mais je ne regrette pas d'avoir attendu maintenant pour le lire... c'est un livre fort, je pense que certains passages me marqueront profondément, mais j'ai eu l'impression de ne pas pouvoir tout saisir encore, je suis sûre que j'aurai tout intérêt à le relire plus tard.
Son séjour à Buchenwald est évoqué tout au long du livre de manière indirecte. Le narrateur se concentre surtout sur les jours qui suivent la libération du camp, et sur son retour à la vie qui est problématique, d'une part parce qu'il a le sentiment d'être mort à Buchenwald, d'autre part parce qu'en tant qu'espagnol expatrié (militant contre le régime de Franco), il ne peut retrouver de véritable foyer par la suite. Tout au long du roman (mais j'ai du mal à qualifier cet ouvrage de roman, je dirais plutôt qu'il se situe quasiment entre l'autobiographie et l'essai... ?) j'ai ressenti énormément de sympathie pour le narrateur ! J'ai mis trois jours à lire ce livre, et j'ai fait un cauchemar lié à ce livre... un autre soir, je me suis brusquement demandée si Jorge Semprun était encore en vie pendant que je lisais son livre, et alors qu'il était déjà tard, je me suis levée et j'ai importuné mon frère pour qu'il obtienne cette information sur Internet (et si j'en crois wikipedia, il est toujours vivant !).
J'ai été émue par son parcours (évidemment, qui ne le serait pas ?) mais surtout par le ton qu'il prend pour nous parler de tout cela : j'ai surtout apprécié sa sincérité, l'impression que j'ai eue qu'il nous faisait suffisamment confiance pour nous donner à voir une partie de sa vie qu'il avait pourtant cherché à enfouir pendant des années, tout en faisant attention à ne pas nous perdre en cours de route ; il se livre avec franchise, sans pour autant monologuer en oubliant ses lecteurs.
Je serais incapable de parler avec précision de la structure de l'ensemble : vu de loin ça peut sembler décousu tant le narrateur nous fait passer sans arrêt d'un souvenir à l'autre, faisant se rapprocher des évènements qui n'ont a priori rien à voir entre eux, mais sa voix permet de donner du sens à tout cela. Il passe également très facilement d'une langue à l'autre, espagnol, allemand, anglais, français (sa langue d'adoption, dans laquelle il a rédigé la majorité de son œuvre), souvent pour chercher le mot le plus juste pour ce qu'il veut dire.
Les digressions sont multiples, car il nous fait voyager dans sa vie sans linéarité, et tout son discours est émaillé de nombreuses références philosophiques, littéraires, et artistiques de manière plus générale. Il nous fait vraiment connaître son imaginaire, au début j'ai été assez déconcertée (et apeurée) car j'ignore la plupart des oeuvres auxquelles il fait référence... heureusement, il ne les largue pas de façon abrupte en nous laissant nous débattre avec, ça non ! Si à tel moment il nous informe qu'il a eu envie de réciter tel poème, il ne fait pas que citer le titre et tant pis si on ne connaît pas, non : il nous en offre des extraits, explique pourquoi ces vers ont été importants pour lui... et tout ça avec habileté, subtilité, sans pédantisme, je n'ai pas eu le sentiment de me retrouver face à un érudit qui étalerait sa science, mais au contraire face à un homme sensible simplement prêt à partager les mots qu'il aime avec nous, et qui nous donne envie de les découvrir ensuite par nous-mêmes.
La poésie semble avoir été extrêmement importante pour lui, elle lui a été d'un grand secours dans les moments les plus durs, cela correspond tout à fait à l'idée de vitalité que je me fais de la littérature... j'ai donc été très touchée. Son expérience au camp et surtout sa difficulté à vivre après, ses angoisses et questions nombreuses au sujet de l'écriture, de la transmission de cette expérience, qui constituent le coeur de cette œuvre, se mêlent étroitement à son amour de l'art, et le mélange de tous ces éléments donne un résultat que je trouve génial et magnifique car d'une richesse et d'une profondeur incroyables !
J'ai admiré enfin sa capacité à faire part de ses émotions tout en restant lucide, cet équilibre extraordinaire auquel il est parvenu entre l'humanité la plus sensible et l'intelligence la plus pure... je m'emballe, je m'emballe, et je m'aperçois que tout mon article reste assez abstrait et ne vous décrit peut-être pas assez concrètement de quoi il est question dans ce livre, mais je ne vois vraiment pas comment vous en rendre compte étant donné la richesse et la densité de ce chef d'œuvre, que je ne peux que vous conseiller donc.... en ce qui me concerne je me sens toute petite, comme je l'ai dit au début c'est un livre que je comprendrai mieux en le relisant dans quelques années (certains passages philosophiques peut-être trop pointus pour moi m'ont laissée un peu perdue), mais cette première lecture a déjà été formidable ! Un très grand merci à vous, monsieur Semprun.
P.S important : si vous sentez confusément que ce livre vaut le coup (je vous le dis cash d'ailleurs : il vaut le coup, faites-moi donc confiance !) mais que mon article ne vous a pas tout à fait convaincu (ce qui ne serait pas étonnant sachant que mon éloquence est un peu limitée et que j'écris tout cela avant tout pour moi, afin de me souvenir de ce que j'ai ressenti), je vous conseille l'article de Saleanndre !
Extraits :
"Je ne voudrais que l'oubli, rien d'autre. Je trouve injuste, presque indécent, d'avoir traversé dix-huit mois de Buchenwald sans une seule minute d'angoisse, sans un seul cauchemar, porté par une curiosité toujours renouvelée, soutenu par un appétit de vie insatiable - quels que fussent, par ailleurs, la certitude de la mort, son expérience quotidienne, son vécu innommable et précieux -, pour me retrouver désormais, revenu de tout cela, mais en proie parfois à l'angoisse la plus nue, la plus insensée, puisque nourrie par la vie même, par la sérénité et les joies de la vie, autant que par le souvenir de la mort. "
"Je ne possède rien d'autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l'exprimer, la porter en avant. Il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort. Et la meilleure façon d'y parvenir, c'est l'écriture. Or celle-ci me ramène à la mort, m'y enferme, m'y asphyxie. Voilà où j'en suis : je ne puis vivre qu'en assumant cette mort par l'écriture, mais l'écriture m'interdit littéralement de vivre."
"(...) L'écriture, si elle prétend être davantage qu'un jeu, ou un enjeu, n'est qu'un long, interminable travail d'ascèse, une façon de se déprendre de soi en prenant sur soi : en devenant soi-même parce qu'on aura reconnu, mis au monde l'autre qu'on est toujours."