Lundi 14 juin 2010

http://bouquins.cowblog.fr/images/livres/lapianiste.jpgPour un public averti
 
CHALLENGE ABC 2010, 11ème livre lu ♦

Quatrième de couverture : Elle ne boit pas, ne fume pas, couche encore à 36 ans dans le lit maternel et aime bien rester chez elle. Chaque fois que ses horaires de professeur de piano au conservatoire de Vienne le lui permettent, elle se plaît à fréquenter les cinémas pornos, les peep-shows et les fourrés du Prater. Et quand un de ses étudiants tombe amoureux d'elle, Erika Kohut ne sait lui offrir en échange qu'un scénario éculé, propre à redorer la vieille relation du maître et de l'esclave.
Cru, féroce et en même temps d'un comique irrésistible, ce livre n'épargne ni l'amour maternel et ses vaines ambitions, ni la vénérable institution qu'est à Vienne la grande musique, ni le sexe et ses névroses.

Mon avis : Il y a un an ou deux, j'ai vu le film de Mickael Haneke avec Isabelle Huppert, Benoît Magimel et Annie Girardot. Film interdit aux moins de 16 ans qui m'avait un peu choquée à l'époque mais qui m'avait tout de même beaucoup plu puisque je l'ai regardé une deuxième fois avant de le rendre à la médiathèque. J'ai appris il y a quelques mois, sur le blog des-mots-sans-bruit, que ce film était l'adaptation d'un livre ; sur ce blog le livre était présenté comme difficile, tant du point de vue du contenu que sur celui de la forme ; cette critique m'a intriguée, et j'ai pris cette lecture comme un défi, et j'ai finalement décidé d'entreprendre cette lecture non sans appréhension... en empruntant ce livre j'ai été très étonnée (et enthousiasmée, je dois le dire ^^) de découvrir que ce livre avait été traduit par Yasmin Hoffmann, une prof de ma fac que j'ai connue grâce à un cours portant sur les liens entre cinéma et psychanalyse, cours qui m'avait beaucoup plu ; du coup, voir que ce livre avait été traduit par elle m'a donnée encore plus envie de le lire et c'est pleine de bonne volonté que j'ai commencé ma lecture. :D

Allez, j'arrête le suspense : j'ai beaucoup aimé cette lecture. (j'ai même envie de dire que j'ai adoré) Ma très grande envie de lire une œuvre traduite par ma chère Mme Hoffmann (même si je ne l'ai connue que quelques mois, ce professeur m'a vraiment fait une très grande impression !) et ma connaissance préalable du film m'ont sans nulle doute bien aidée à apprécier cette oeuvre qui, il est vrai, n'est pas forcément très accessible. Ce roman se divise en deux parties : dans la première on fait amplement connaissance avec le personnage d'Erika et de sa mère : on comprend vite que leur relation est à la fois fusionnelle et malsaine, "l'enfant" (c'est ainsi qu'est désignée Erika de façon récurrente, malgré ses 36 ans) est totalement soumise à sa mère. La narration est très originale : on pense d'abord avoir affaire à un narrateur externe, à une description froide des choses, mais on se rend compte très rapidement qu'en réalité on a sans arrêt les pensées et les paroles rapportées des personnages, qui se mêlent également à des récits rétrospectifs qui nous permettent de connaître l'adolescence d'Erika. Aucun indice dans le texte ne nous aide à repérer de façon très nette les différents récits pour opérer des distinctions (si ce n'est que dans le récit rétrospectif Erika est désignée par le pronom ELLE, en majuscules). Le résultat ? Un texte décousu, mais j'hésite à employer ce terme de "décousu" qui a une connotation péjorative.... alors que ce côté décousu m'a charmée.

On ne peut dire précisément qui est le narrateur, quel est le point de vue adopté : certaines façons de désigner tel personnage laissent penser qu'il s'agit d'un jugement que la mère porte sur sa fille par exemple, mais la ligne suivante désamorce cette interprétation puisqu'on a une sensation qui ne peut être ressentie que par Erika... on est donc sans arrêt dans le flou, mais ce flou correspond très bien à la personnalité des personnages : Erika ne semble pas avoir d'identité propre tant elle est écrasée par sa mère, elle se juge donc elle-même de façon négative, avec les mots qu'utilisent sa mère à son égard ; et quand elle tente de mener sa vie propre, il s'agit d'une vie de perversités, comme si en s'exposant, en recherchant une sexualité violente, Erika cherchait à fuir pour de bon l'autorité maternelle, d'une part en faisant des choses que sa mère désapprouverait complètement, d'autre part en cherchant à se stimuler, à voir si elle peut sentir quelque chose en-dehors du cocon familial, si elle est capable d'avoir des désirs propres...

Alors même que le lecteur la suit dans son intimité, une intimité pleine d'horreur et de saleté (scènes de voyeurisme, de mutilation...) on ignore toujours ce que pense véritablement Erika ; de même, quand elle pourrait commencer un semblant d'histoire d'amour avec Walter Klemmer, elle gâche tout en refusant de se laisser aller, et en essayant de l'entraîner dans ses délires sado-masochistes... désirs qui vont tragiquement finir par se retourner contre elle ! Renversement de situation qui correspond sans doute au "comique irrésistible" mentionné par la quatrième de couverture, mais il s'agirait alors d'humour noir, indissociable d'une cruauté sans fond.

Le personnage d'Erika est véritablement passionnant et pourrait être analysé, interprété sans fin, il est le sujet central du roman tout en restant insaisissable ; Erika n'a rien de sympathique, elle apparaît la plupart du temps comme une victime consentante qui se complaît dans sa prison, ne fait aucun vrai effort pour s'en échapper, manque de courage pour se construire une véritable vie, sa vie secrète liée à la sexualité est uniquement passive, Erika cherche à assister à des actes violents, pas à rencontrer l'âme sœur pour aimer de façon authentique, tout en elle semble pourri, foutu... son comportement en public en tant que professeur est froid, désagréable, elle peut même sembler carrément méchante. Et pourtant, dès le début (peut-être parce que je connaissais déjà la fin, ayant vu le film) j'ai ressenti beaucoup de compassion pour elle. Difficile de dire qui est le méchant de l'histoire : la mère est un bourreau certes, mais un bourreau tellement dominé par ses propres faiblesses qu'il est impossible de la considérer comme un monstre qui aurait prémédité tout le mal qu'elle fait. Le personnage de Walter Klemmer inspire lui aussi de la pitié, mais son côté Don Juan a fait que je n'ai pas réussi à m'attacher à lui, et au fond c'est peut-être lui que je méprise le plus...

Ce roman nous présente donc trois personnages très différents et pourtant  unis car tous trois par leur soumission à leurs pulsions les plus négatives... une immersion totale dans l'intériorité des personnages, une intériorité à laquelle on n'a paradoxalement accès que partiellement, ce qui fait sans doute tout la force de ce roman incroyable, et sa richesse, richesse qui entraîne forcément une grande densité et donc de possibles difficultés à la lecture, même si personnellement j'ai été totalement prise par ce roman et que je n'ai pas eu à faire d'effort pour le finir en deux jours. Attention, certaines scènes sont un peu "hard", même si je dois dire que je m'attendais à pire : rien d'insoutenable à mes yeux, mais il est vrai que le fait d'avoir vu le film au préalable a dû me constituer la préparation psychologique nécessaire ! A présent, j'ai envie de re-revoir le film, et de lire d'autres œuvres du même auteur (et accessoirement d'envoyer un mail admiratif et béat à ma prof mais je vais peut-être m'abstenir, ou pas !)

(hum, je crois que c'est la première fois que je fais un avis aussi long, bravo à ceux qui m'auront lue, et le pire c'est que je n'ai pas l'impression d'avoir tout dit !)

Extraits :
"Mieux vaut user de ses semelles, pensent les dames Kohut, que servir de paillasson."

"Ni comme créateur ni comme virtuose Schubert ne correspondait à l'image de génie que se fait la foule. Klemmer, lui, n'est qu'un avec la foule. La foule se fabrique des images et n'est contente que lorsqu'elle les rencontre en pleine nature. Schubert ne possédait même pas de piano, quel bien-être est le vôtre en comparaison, M. Klemmer ! Quelle injustice de voir Klemmer en vie, de le voir renâcler au travail alors que Schubert est mort ! Erika Kohut insulte un homme dont elle souhaite pourtant être aimée. Maladroite, elle s'emporte contre lui, des mots blessants résonnent sous le voile de son palais, sur la membrane de sa langue. La nuit, son visage se tuméfie, tandis que sa mère ronfle innocemment à ses côtés. Au réveil, devant la glace, Erika arrive à peine à discerner ses yeux, au milieu de tant de drapés. Elle travaille beaucoup sur son image, mais celle-ci ne s'arrange pas. Une fois de plus, homme et femme s'affrontent en un face à face figé."

"Victime d'une sorte de crise d'asthme, elle lutte violemment pour reprendre son souffle, et ensuite ne sait que faire de tout cet air."
Par cristaux-de-verre le Lundi 14 juin 2010
Waouh, ton avis est super développé ! Il me donne très envie de découvrir ce livre, je vais noter le titre.
Ce roman a l'air assez dur, mais comme la psychologie des personnages semble tenir une grande place, je ne peux m'empêcher de le rajouter à ma wish-list. Merci pour cet avis aussi poussé en tout cas !
Par versager le Lundi 14 juin 2010
Ah, j'aime bien quand les avis sont développés comme ça !
Intéressant hein comme livre ?
Moi, dès que j'ai le temps (et que je suis d'humeur) je vais emprunter le film, ça m'intéresse beaucoup de voir comment ils ont réussi à adapter ça. C'est pas rien quand même, toute cette grosse dimension psychologique, j'ai envie de voir comment ils l'ont fait passer. Et ce que tu dis me donne plus hâte encore.
Par Elora le Mardi 15 juin 2010
La prof d'allemand nous en avait parlé lors de nos cours de littérature étrangère et, à vrai dire, j'éprouve un sentiment paradoxal par rapport à ce roman. J'ai à la fois trèèès envie de me lancer et une sorte de répulsion comme si j'étais choquée d'avance.
Par lemonde-dans-leslivres le Mardi 15 juin 2010
Cet avis me donne envie de lire ce livre, qui semble très intriguant. Je note!
Par Nelfe le Mardi 15 juin 2010
J'avais moi aussi adoré cette lecture qui remonte déjà à quelques années. Je n'avais pas vu le film et je ne l'ai toujours pas vu d'ailleurs. Il serait bien que je me le procure si il est aussi bien que l'oeuvre originelle.
Par Christophe le Vendredi 18 juin 2010
Alors là, je dis bravo... Jelinek est un de mes talons d'Achille. J'avais lu les amantes, et j'étais resté perplexe, scotché, ventousé par l'acidité de l'auteur. J'étais perturbé, éventé, souffleté par son style... Mais j'avoue, oui j'avoue... je n'ai pas encore lu la pianiste. Bon , je m'y mets. Un grand merci pour ce billet.
Par madmalucam le Jeudi 1er juillet 2010
Avis très bien développé... Je suis totalement d'accord avec le côté flou de l'oeuvre, en y resongeant je ne sais toujours pas par exemple définir clairement le personnage de l'homme, dans le film il était TELLEMENT plus sympathique, ses pensées malveillantes n'étaient pas retransmises, il paraissait simplement très amoureux et passionné allant jusqu'à s'inscrire à son cours pour la voir. Dans le livre, il est franchement détestable. Aucun des personnages d'Elfriede Jelinek n'est attachant. Le support cinématographique les a rendus aimables. ;) Mais je ne regrette pas de l'avoir lu!!
Par madmalucam le Jeudi 1er juillet 2010
Je ne l'ai pas lu en deux jours mais en une semaine! (il y avait vraiment des moments difficiles...)
Par 100choses le Samedi 3 juillet 2010
Absolument pas tentée, ni par lelivre, ni par le film. Je passe mon tour.
Celà dit ton billet est très intéressant. Tu devrais les faire aussi longs plus souvent!
 

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