Mon avis : Comme prévu étant donné le sujet, c'est un récit très fort, qui
ne laisse pas indifférent. A plusieurs reprises j'ai posé le livre, par besoin de respirer et de me couper un peu des faits dont il est question - ayant lu
Si c'est un homme et d'autres livres sur le sujet (je cite
Si c'est un homme car c'est sans doute celui qui m'a le plus marqué, qui évoque ces horreurs de la façon la plus explicite, et parce que je l'ai lu plusieurs fois), visité le mémorial de la Shoah, effectué un voyage en Pologne il y a quelques années pour visiter le ghetto et le camp de concentration de Cracovie, ainsi qu'Auschwitz-Birkenau, je n'étais pas complètement ignare, mais
certains faits m'ont tout de même beaucoup
choquée, et je pense de toute façon que les descriptions de conditions de vie inhumaines telles qu'on les trouve dans ce livre ne sont pas le genre de choses auxquelles on peut s'habituer (et heureusement).
Difficile donc de juger un tel livre...
que peut-on juger, au juste ? La masse d'informations apportée ? Ce livre est tout à fait
instructif sur bien des points, et il nous montre notamment à quoi ressemblait la vie dans le
ghetto de Varsovie, je connaissais peu de choses sur ce sujet et j'ai appris des choses. On voit à quel point l'emprise des nazis était totale : par tous les moyens possibles ils cherchaient à parvenir à leurs fins, en employant la manière forte bien sûr, mais aussi en
manipulant les esprits de telle sorte que les victimes, trompées, pouvaient elles-mêmes aller au-devant de ce qui allait être un piège mortel. Pour
survivre à une telle machine de mort, la
chance est primordiale (et elle est souvent évoquée), mais elle ne suffit pas, et il a fallu une bonne dose d'astuce et d'audace à Martin Gray : pour ne pas dépérir et laisser mourir de faim son entourage il a pris des risques énormes en faisant entrer régulièrement et clandestinement des vivres à l'intérieur du ghetto ; pour cela il met en place tout un système, qu'on peut même qualifier de véritable entreprise ! Les détails concernant cette période sont nombreux et m'ont passionnée. Tout au long du livre, son
ingéniosité et sa
ténacité m'ont laissée sans voix. Je pensais que les passages racontant sa vie après la guerre seraient beaucoup plus calmes (et beaucoup moins intéressants, en fait), mais ce n'est pas la cas : Martin continue à se battre comme un lion pour faire fortune aux Etats-Unis, son caractère reste le même et il compare souvent sa façon d'agir pour se faire une place dans la société et rester libre quoi qu'il arrive à ses actes de rébellion dans le ghetto.
Le ton du narrateur m'a légèrement surprise, mais avant de vous expliquer pourquoi, je vais formuler mes
interrogations (qui n'ont pas trouvé de véritable réponse malgré les recherches que j'ai faites sur le net)
à propos de la paternité de ce texte. (ça me tient à cœur mais ça risque de prendre un certain temps, accrochez-vous).
[ La couverture nous indique que l'auteur est Martin Gray ; la page de titre précise : "
Au nom de tous les miens, récit recueilli par
Max Gallo". La
préface, signée Max Gallo, et
que vous pouvez lire intégralement ici (c'est pas long, une page et demie), semble indiquer que c'est bien Max Gallo qui a rédigé cet ouvrage, à partir d'une série d'entretiens qu'il a eus avec Martin Gray... et il semble même insister sur le fait qu'il s'est approprié le personnage :
"Je n'ai retenu que l'essentiel ; j'ai recomposé, confronté, monté des décors, tenté de recréer une atmosphère. J'ai employé mes mots."
Peut-être que j'interprète mal (dites-moi !), mais il me semble que dans cette phrase Max Gallo admet avoir "romancé" le récit original de Martin Gray, puisqu'il peut s'écarter de la réalité brute (tout en tâchant de rester fidèle à l'esprit que Martin Gray a voulu donner à son livre). J'ai essayé de garder cet avertissement en mémoire, mais bien sûr, emportée par le récit, je n'y ai plus pensé et j'ai en fait pris chaque évènement narré pour la stricte vérité ; cette impression d'authenticité s'est trouvée renforcée par la toute dernière page, où on lit quelques paragraphes, signés
Martin Gray, dans lesquels il écrit des choses comme
"ces mots que j'ai écrits il y a quelques années déjà, voici qu'ils continuent à vivre grâce à vous, lecteur." "j'ai publié d'autres livres"...
la préface et cette dernière page se contredisent, je ne sais plus trop qu'en penser : QUI a réellement écrit ce texte ? Si c'est effectivement Max Gallo qui en est l'auteur (ce que je suis portée à croire), pourquoi chercher à brouiller les pistes en attribuant ce rôle à Martin Gray ?
Je ne me serais peut-être pas interrogée plus que cela si je n'avais pas appris qu'il y a une
controverse au sujet de ce livre, et notamment au sujet des passages évoquant
Treblinka ; plusieurs historiens pensent que toute cette partie du livre est
romancée, ce qui est
problématique car introduire de la fiction dans un tel récit tout en le faisant passer pour vrai ne fait que créer une
confusion non souhaitable et apporte de l'eau au moulin des négationnistes.
Pour tout ce qui concerne cette controverse, je vous renvoie à la discussion wikipedia où j'ai trouvé ces informations ; j'y ai lu que Martin Gray n'aurait pas lu le livre avant sa publication (!), pire, qu'il aurait nié l'importance de la véracité de tous les faits rapportés, cf cet extrait effrayant d'un article de l'historienne Gitta Sereny (en anglais, mais je pense que c'est facilement compréhensible) :
« Gray's For Those I loved was the work of Max Gallo the ghostwriter, who also produced Papillon. During the research for a Sunday Times inquiry into Gray's work, M. Gallo informed me coolly that he 'needed' a long chapter on Treblinka because the book required something strong for pulling in readers. When I myself told Gray, the 'author', that he had manifestly never been to, nor escaped from Treblinka, he finally asked, despairingly : ' But does it matter ? ' Wasn't the only thing that Treblinka did happen, that it should be written about, and that some Jews should be shown to have been heroic ?
It happened, and indeed many Jews were heroes. But untruth always matters, and not just because it is unnecessary to lie when so much terrible truth is available. Every falsification, every error, every slick re-write job is an advantage to the neo-Nazis."
J'aurais aimé que cette affaire soit éclaircie, mais ce n'est apparemment pas le cas, et je regrette qu'on ne puisse pas vraiment distinguer le vrai du faux. Les faits historiques sont assez graves pour qu'on n'ait pas besoin d'en rajouter, d'ajouter des détails fictifs ! Dans le cas d'un témoignage réel, (car c'est bien ainsi que le texte est présenté) je trouve que la véracité historique doit primer sur l'intérêt romanesque. Quoi qu'il en soit,
je ne mets pas en doute la bonne foi de Martin Gray ; je pense plutôt qu'il a été manipulé (ou du moins que son histoire l'a été) par le peu scrupuleux Max Gallo (mais dans quelle mesure ? impossible de le savoir !). Dans tous les cas, je ne pense pas (connaissant d'autres documents traitant de cette époque et de ces faits) que le livre soit vraiment mensonger, tous les faits décrits sont très réalistes. Je pense donc que ce récit, malgré cette zone trouble regrettable, reste d'un certain intérêt documentaire.
Une marque de l'
intervention de Max Gallo plus
perceptible que les ajouts ou modifications de l'histoire qu'il a pu faire, à mon avis, réside dans le
style, qui m'a un peu surprise, et parfois, légèrement dérangée. Alors que le narrateur de
Si c'est un homme essayait de rester neutre, celui d
'Au nom de tous les miens semble beaucoup plus personnellement engagé ; ce
lyrisme, qui aurait été bien compréhensible si l'auteur avait été réellement Martin Gray, devient un procédé qui manque un peu de naturel quand on sait qu'il sort de la plume de Max Gallo. Le ton est souvent assez
enflammé, on n'a pas l'impression de lire un récit rétrospectif, mais d'être directement aux côtés du personnage au moment des faits, et même, de lire ses pensées, puisqu'on le voit s'adresser à lui-même pour se donner du courage. On a souvent des énumérations, des répétitions ("j'ai vu..."), qui donnent un caractère
solennel au texte, le narrateur semble parfois psalmodier une prière funèbre, on a pas mal de remerciements, et d'
adieux. L'
avantage d'un tel style, bien sûr, est de rendre le texte encore plus
prenant, le lecteur, encore plus
sensible, et peut-être faut-il voir cela seulement sous un jour positif, applaudir le talent de Max Gallo ; mais j'ai eu la sensation que l'auteur jouait volontairement avec les émotions de son lecteur, en rajoutant une couche de
mélo plutôt superflue...
vous l'avez donc compris, je fais ma chiante et je suis un chouïa déçue par la façon dont le biographe s'est approprié la voix de Martin Gray, et cette histoire de controverse surtout m'a chiffonnée ! ]
Malgré ces quelques bémols, j'ai vraiment beaucoup apprécié cette lecture, le récit d'un tel courage force le respect et nous fait énormément relativiser nos petits problèmes ! C'est une
lecture éprouvante, qui ne nous épargne pas ; et j'ai tout particulièrement apprécié les réflexions que se fait le héros vers la fin de la guerre, quand il est sorti d'affaire (ou presque) et que la situation s'inverse : capable de
déceler la barbarie naissante dans tout homme, il cherche avant tout à
rester humain, à ne pas se tromper d'ennemis, à ne pas devenir lui-même un bourreau. Il cherche à comprendre ce qui fait qu'un homme peut basculer et devenir "une bête à visage d'homme", quels sont nos penchants naturels les plus dangereux ; j'ai trouvé toute cette analyse très pertinente, à méditer :
"L'égoïsme, l'indifférence, la lâcheté : les bourreaux avaient toujours les mêmes alliés, cette part sombre de l'homme qui peut le masquer tout entier et faire de lui une bête."
Extrait :
"C'est vrai, je suis devenu égoïste, c'est vrai je peux voir un mourant et passer près de lui sans m'arrêter. Parce que j'ai compris que pour le venger il me fait vivre, à tout prix. Et pour vivre il faut que j'apprenne à le regarder mourir. Mon égoïsme c'est ce qu'ils m'ont laissé comme arme, je m'en suis saisi, contre eux. Au nom de tous les miens."
Film : (fiche allociné) ma grand-mère l'a en VHS, je vais donc sans doute bientôt le voir. L'édition DVD comporte une vidéo bonus de 4 minutes intitulée "
Au nom de tous les miens, la controverse", j'aurais bien aimé voir cette vidéo mais impossible de la trouver sur Internet -_-